Boualem Sansal : Marrakech, Gnawa et une liberté d’expression sous haute tension
Boualem Sansal, écrivain franco-algérien né en 1949 à Theniet El Had, un village niché dans les monts de l’Ouarsenis à 250 kilomètres d’Alger, s’est imposé comme une figure majeure de la littérature et de la pensée critique. Connu pour son opposition sans compromis à l’obscurantisme et à l’autoritarisme, il se retrouve aujourd’hui au centre d’une polémique qui résonne bien au-delà des frontières algériennes.
Avant de devenir un auteur renommé, Boualem Sansal a suivi une formation d’ingénieur à l’École nationale polytechnique d’Alger et a obtenu un doctorat en économie. Ce parcours l’a mené à des fonctions diverses : enseignant, consultant, chef d’entreprise et haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie. Mais c’est surtout son engagement intellectuel et sa lutte contre les dérives autoritaires qui lui ont valu une reconnaissance internationale.
Le 16 novembre 2024, à son arrivée à l’aéroport d’Alger en provenance de Paris, Boualem Sansal, âgé de 75 ans, a été arrêté par la Direction générale de la sécurité intérieure algérienne. Cette interpellation, effectuée sans explication officielle, a provoqué une vive inquiétude chez ses proches et son éditeur, Gallimard.
Quelques jours avant son arrestation, Sansal avait tenu des propos polémiques lors d’une interview sur YouTube avec le média français Frontières. Il y évoquait notamment des questions sensibles pour les autorités algériennes, notamment la souveraineté territoriale et les relations avec le Maroc.
Dans cette interview, Boualem Sansal a affirmé qu’à l’époque de la colonisation française, « toute la partie ouest de l’Algérie appartenait au Maroc », citant des villes comme Tlemcen, Oran et Mascara. Il a également déclaré :
> « La France n’a pas colonisé le Maroc parce que c’est un grand État. C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un État, c’est très difficile. »
Sur la question du Sahara marocain, il a critiqué le Polisario, qualifiant son existence d’instrument créé par l’armée algérienne pour déstabiliser le Maroc :
> « Ce qu’ont fait les militaires, c’est inventer le Polisario pour déstabiliser le Maroc parce qu’ils voulaient un système communiste. Ils ne voulaient pas que les Algériens se disent : et si on faisait comme le Maroc. »
Ces propos, largement relayés par les médias marocains, ont été perçus comme une remise en cause des fondements idéologiques et stratégiques de la politique algérienne, et pourraient avoir contribué à son arrestation.
L’œuvre de Boualem Sansal reflète ses positions critiques envers l’autoritarisme et les dérives religieuses. Parmi ses romans les plus marquants, Le Village de l’Allemand (2008) explore la mémoire et l’identité à travers le prisme des origines nazies d’un père. 2084 : La fin du monde (2015), une dystopie inspirée de 1984 de George Orwell, dénonce les totalitarismes religieux.
Ces ouvrages lui ont valu des distinctions prestigieuses :
Grand Prix du roman de l’Académie française (2015) pour 2084.
Prix de la paix des libraires allemands (2011) pour son engagement en faveur de la liberté d’expression.
Grand Prix de la francophonie de l’Académie française (2013), saluant l’ensemble de son œuvre.
Dans une interview récente sur LCP, Sansal a également partagé son admiration pour Marrakech, qu’il considère comme une région riche en histoire, ayant vu naître des dynasties influentes comme les Almoravides et les Almohades. Il a établi un parallèle provocateur en comparant les Almohades à des mouvements contemporains comme Daesh, soulignant l’impact explosif de la combinaison entre religion et politique.
Sur un registre plus culturel, il a exprimé son attachement à la musique Gnawa, qu’il décrit comme un mélange de religiosité, de révolte et d’innovation moderne, notamment grâce à des artistes comme Amazigh Katb. Selon lui, ce genre musical pourrait succéder au raï des années 1990 en tant que symbole de résistance culturelle.
Cette arrestation intervient dans un contexte diplomatique tendu entre la France et l’Algérie, marqué par la reconnaissance récente par Paris de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Emmanuel Macron a exprimé sa préoccupation, appelant à la libération d’un écrivain dont la voix, bien que controversée, est essentielle au débat public.
Boualem Sansal incarne un intellectuel dont la réflexion critique dépasse les frontières, mais qui paie le prix de sa liberté de pensée dans un climat politique de plus en plus hostile. Son arrestation suscite une vague d’indignation et pose la question du rôle des intellectuels face aux dérives autoritaires. Par son engagement et son œuvre, il reste une figure incontournable du débat public.